Babylone, de Baptiste Naito

C’est l’histoire d’une fugue. Nous sommes en 2001 : le narrateur, un genevois de vingt ans, prend un aller simple pour Lausanne. Il quitte silencieusement une famille absente et s’en va, sans que l’on sache réellement pourquoi.

Dans la capitale vaudoise — le roman se lit aussi comme une ode à Lausanne, à ses rues, ses places, ses commerces, ses bars mythiques — le jeune homme entame une vie d’errance, dormant sur un voilier au port de Vidy ou rencontrant un groupe de squaters utopistes qui l’hébergent quelques jours. Ses journées, il les passe à arpenter les rues de la ville sans dessein, tout au plus se demande-t-il s’il ne devrait pas prendre vraiment le large et partir dans un autre pays. Il dort dehors, se rêve une autre vie ; la présence fantomatique de son frère décédé dans un accident l’accompagne. Avec son ami Christophe, ils écument les fêtes et autres soirées branchées des environs, rencontrent des femmes, fument des joins et boivent jusqu’à ne plus vivre que la nuit, se couchant à l’aube pour ne se réveiller qu’en fin de journée.

Baptiste Naito a écrit un magnifique premier roman, au rythme lent, à la fois profond et généreux. Son narrateur est un jeune homme plutôt solitaire (mais qui, néanmoins, se fait inviter par des squaters et rencontre un certain succès en soirée, autant d’indices qu’il est tout sauf asocial ou enfermé en lui-même), désabusé, tourmenté par la mort de son frère, et qui semble chercher un sens à donner à sa vie. On apprécie la manière qu’a eu Naito de ne pas « trop en faire » : son personnage est travaillé avec beaucoup de réserve et de concision, de sorte qu’il ne tombe jamais dans les facilités du genre « jeune adulte qui se cherche ».

A travers lui, c’est aussi le portrait d’une vie estudiantine (et, peut-être, mais l’auteur n’a pas cette prétention, de la génération Loft-Story) qui est peint : les soirées, les discussions, les lieux évoquent avec beaucoup de réalisme ce que peut signifier avoir vingt ans à Lausanne, sans que l’on parvienne vraiment à savoir si le regard posé sur cette existence constitue un hommage nostalgique ou une critique gentiment moqueuse de ce milieu d’étudiants aisés, bobos et terriblement bien pensants. Et c’est peut-être là l’une des grandes forces de Naito, cette faculté qu’il a de ne pas prendre parti, de maintenir un « entre-deux » et un regard objectivant sur les choses, les gens et leurs actions.

Jessica est revenue des toilettes. Elle tenait son téléphone portable. Elle s’est assise, elle a baissé les yeux et elle a poussé un long soupir. « Il faut qu’on parle… elle a dit. » Ses lèvres tremblaient un peu. « C’est fini, elle a dit. Je ne veux plus continuer… » Elle a baissé la tête. J’ai pris mon paquet de Parisienne, j’en ai retiré une cigarette et je l’ai allumée. J’ai tiré une longue bouffée. « Alors ? Elle m’a demandé d’un air inquiet. » Je n’ai rien dit. « Alors ? On reste amis ? — Je ne sais pas, j’ai dit.» L’homme aux cheveux gris avait fini de manger. Il regardait quelque chose sur son téléphone portable. La jeune femme examinait ses ongles en balançant son pied. Je me sentais calme et vide et insensible. Le serveur a encaissé l’argent en plaisantant. Jessica s’est forcée à sourire. J’ai regardé de côté en silence. Nous sommes sortis du restaurant et nous sommes remontés à Saint-François. Elle s’est tournée vers moi. Elle a souri d’un air triste. « On reste amis alors ? — OK, j’ai dit en regardant par terre. » Elle m’a souhaité une bonne soirée. « Salut, j’ai dit et nous nous sommes fait la bise. »

Le regard, précisément, est sans doute ce qui fait la « patte » de l’auteur : c’est un regard original, d’une acuité étonnante ; dans une interview, l’auteur fait d’ailleurs dire à un écrivain « Dans tous mes textes, j’ai essayé de faire ainsi, de dire simplement ce que je comprenais du monde qui nous entoure. ». Par les détails qu’il communique, par son excellent rendu des dialogues (certains sont très drôles, comme cette discussion entre deux adolescentes dans le métro), par sa faculté de mettre en scène les lieux et les gens, Naito fait preuve d’une grande force romanesque. Nous sommes loin de l’effet de style gratuit : ce regard « étonné » porté sur le monde construit véritablement l’ouvrage et lui donne sa raison d’être. Il permet également de conférer un sentiment d’absurdité parfois très frappant, qui sert évidement le propos et entre en résonance avec les états d’âme du narrateur — l’absurde, d’ailleurs, constitue sans doute l’un des thèmes de l’ouvrage, encore souligné par l’utilisation de phrases courtes et saccadées. Babylone propose encore une réflexion sur le temps : rien d’étonnant lorsqu’on sait que Naito est l’auteur d’un mémoire de licence consacré à la Recherche de Marcel Proust.

Il n’y a, au fond, que la fin qui peut apparaitre comme un peu décevante, il y a selon nous quinze ou vingt pages en trop. Il y a, surtout, un happy end qui colle assez mal avec l’ambiance crépusculaire du troisième tiers (une ambiance qui n’est pas, parfois, sans rappeler l’excellent Ils sont tous morts d’Antoine Jaquier, en moins extrême). L’auteur, qui nous offre avec la soirée « Babylone » un final hallucinatoire et empli de flashbacks et de symboles, n’aurait-il pas dû terminer son ouvrage à cet endroit ?

Avec Babylone, Baptiste Naito a écrit l’une des très belles surprises de la rentrée littéraire. La jeune garde des éditions de l’Aire confirme son savoir-faire et son talent.

Julien Sansonnens

Baptiste Naito, Babylone
Editions de l’Aire, 2013
343 pp.

L’auteur : Baptiste Naito est né à Genève en 1982. Après des études de lettres à l’Université de Lausanne, il enseigne dans le canton de Vaud, où il vit.

PS en forme de clin d’œil : l’histoire se passe en 2001. Un protagoniste boit un Coca-Cola Zéro, or cette boisson n’a été commercialisée qu’à partir de 2005. De même, un étudiant explique qu’il consulte wikipedia pour écrire ses travaux : c’est très improbable, le site ayant été mis en ligne en mars 2001, soit quatre mois auparavant. On peut imaginer que personne ne le connaissait à part quelques geeks, et qu’il était surtout très vide… Enfin, le narrateur apprécie de boire des cafés au Starbucks de Lausanne : le premier Stabucks a ouvert en 2005, suivi un an plus tard par celui de Saint-Laurent ! Non mais !

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