Roman à caractère social, roman engagé peut-être, Ils désertent raconte l’histoire d’un VRP à l’ancienne qui parcourt la France avec ses échantillons de papiers peints et d’une jeune cheffe d’équipe chargée de le virer. Le livre a été sélectionné pour le Prix Goncourt des lycéens, et son auteur a reçu le Prix Eugène Dabit du roman populiste en 2012.
J’ai beaucoup aimé ce roman. La forme d’abord est particulièrement réussie : l’auteur adopte tour à tour un point de vue en « tu » et en « vous », selon le protagoniste en scène. Loin de ne constituer qu’un effet de style gratuit, ces jeux autour de la distance aux personnages ajoutent du sens tout en permettant de maintenir une certaine objectivité du récit : comme celui-ci n’est pas pris en charge par un « je », l’auteur évite l’écueil d’une explication du social par le psychologique. Son récit fait figure d’idéal-type, les personnages semblent s’effacer devant la réalité froide des rapports de force au sein de l’entreprise: eux, ça pourrait bien être vous et moi. Toujours sur le plan de la forme, ajoutons que l’écriture est très belle, à la fois précise et délicate : l’auteur parvient à ne jamais en faire trop.
La force de ce très bon roman réside donc dans sa capacité à rendre compte du monde. Voilà un livre qui nous parle d’aujourd’hui, voilà un livre qui expose la dureté des relations de travail, une certaine misère ordinaire, une certaine solitude, une certaine absurdité sans tomber ni dans le misérabilisme ni dans l’exaltation révolutionnaire ou la dénonciation convenue. Le roman est engagé par le seul fait de décrire avec précision le réel, un acte déjà subversif en soi; à ce titre, on pourrait le rapprocher d’Extension du domaine de la lutte, sorte d’étalon-or en la matière. Toutefois, par rapport au chef d’œuvre de Houellebcq, Ils désertent adopte un ton moins cynique, moins drôle aussi.
J’ai beaucoup aimé aussi la manière qu’a Beinstingel de restituer les ambiances, les lieux, et notamment ces périphéries de grandes villes, toutes semblables, avec leurs mêmes enseignes, leurs mêmes parkings, leurs mêmes lampadaires…
Aucun des griefs ne pèsera dans la balance. Insuffisance de résultats? Je n’ai même pas d’objectifs de vente. Désaccord avec la nouvelle direction? Je n’ai reçu aucune lettre et la formation des vendeurs que j’assurais en plus de mon travail m’a été retirée sans explication .Vous êtes nouvelle et j’imagine que vous avez reçu des consignes me concernant .Je vous le dis tout net, je refuse de partir.
Malheureusement, l’auteur a cédé parfois à quelques facilités. On peut notamment regretter quelques clichés dans la construction de ses personnages (le vieux bourru au grand cœur, le routier passionné en secret par Rimbaud, la nouvelle employée forcément jeune et sportive).. On regrettera aussi la fin du récit, franchement décevante: alors que les deux premiers tiers sont excellents, la dernière partie est plus lente et flirte parfois avec une mièvrerie du plus mauvais effet. Sans dévoiler l’intrigue, fallait-il vraiment que cela se termine en happy end ? Voilà une fin qui semble tenir du mirage… On peut aussi regretter une vision parfois un brin simpliste et binaire du monde de l’entreprise (les salariés écrasés par une machine impersonnelle) qui amène l’auteur à vouloir faire virer son personnage, alors qu’il est celui qui rapporte le plus : on ne comprend pas bien pourquoi (sinon que l’auteur avait besoin de cette trame pour construire son roman!), et on doute que cela se passerait vraiment de cette manière dans « la réalité ».
Au final, Ils désertent est un roman réussi, émouvant, dont la dimension sociologique constitue le point fort.
Ils désertent
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard, 2012, 260 p
L’auteur : Né en 1958, Thierry Beinstingel débute sa vie professionnelle à La Poste, puis devient cadre au Central Téléphonique de Saint-Dizier. Il est cadre dans les télécommunications et exerce actuellement le métier de Conseiller en mobilité dans le Service de Ressources Humaines.