Le Valaisan Virgile Élias Gehrig propose une version passablement remaniée de son premier roman, « Pas du tout Venise », originellement paru en 2008. Comme il l’explique en préambule, le texte a été « refondu, dégrossi pour le débarrasser de ses boursouflures, de ses impuretés, de ses scories ». Je n’ai pas lu la première édition, et c’est donc cette nouvelle création éditée ces jours-ci que j’ai eu le plaisir de découvrir, en format poche.
Derrière l’énigmatique titre choisi par Gehrig se déroule un drame : un jeune homme, Tristan, visite sa mère hospitalisée et condamnée. L’incipit résonne comme un avertissement : « Ça commence mal et c’est comme ça ». Toute l’absurdité de la situation vécue par Tristan, absurdité qui parcourt l’ensemble du récit, se trouve déjà contenue dans ce « et c’est comme ça ». Inutile donc de chercher des raisons ou des réponses : il faut seulement vivre, quand bien même on préférerait « ne pas voir ». L’influence de Camus parcourt le récit, comme dans ce paragraphe dont la parenté avec une scène classique de « L’Etranger » est apparente :
Tristan se sentait nu, sans arme, fauve perdu dans l’arène, tout seul et contre tous. Si la vision était coupée à l’extérieur, c’était à cause du noir, du manque de luminosité, à cause des brumes. A l’intérieur, c’est exactement la même chose — mais par excès — les néons fusent, aveuglent, agressent. Ça déménage et pique les yeux, démange, ça éblouit. C’est comme la réverbération du soleil sur la neige, la pluie des flashes, le fourmillement des étincelles sur la lame d’un couteau, comme l’incendie propagé sur le sable.
Le choix d’un objet aussi déchirant que les derniers instants de sa propre mère est évidement aussi délicat que risqué : Gehrig parvient pourtant, et de quelle manière, à ne jamais tomber dans le larmoyant, à ne jamais trop en dire, à maintenir cet équilibre précaire entre l’expression du ressenti et cette réserve nécessaire, qui s’apparente à de la pudeur.
Si j’ai apprécié les réflexions philosophies sur la mort et l’amour, je retiens surtout de ce roman sa justesse, et cette faculté qu’a l’auteur de mettre en mot ce qui précisément semble indicible. Pour ce faire, l’auteur dilate le temps à l’extrême, il construit ses scènes précisément puis les étire, comme pour en tirer toute la substance. il plonge au cœur de son personnage, convoque des images, invente des métaphores, joue aussi sur les cassures de rythme avec ces phrases isolées qui soudain surgissent au fil du texte :
Attendre. Douter. Interroger.
ou encore:
Son regard, il proteste.
Les jeux d’écriture sont magnifiques, le travail sur la phrase et ses sonorités remarquable, comme ici :
Ça commence mal et c’est comme ça, avec un c cédille, un a. Simple constat de la photo finish, un point c’est tout, voilà. L’accent grave sur le a !
On ne peut s’empêcher de comparer ici — pardon du peu — le rythme et la musicalité assonante de Gehrig avec la prose poétique d’un Nabokov, qui écrit dans les première lignes de Lolita l’une des plus belles phrases de la littérature contemporaine : « Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. »
A l’évidence, la plume de Virgile Élias Gehrig est maniée avec maestria, et c’est donc sans surprise qu’on apprend que la première édition de ce roman a été épuisée très vite : il y a chez le Valaisan un véritable talent littéraire, une faculté de créer de l’émotion ainsi qu’une aisance stylistique remarquables chez un jeune auteur. Pas du tout Venise est un vrai livre d’écrivain : au sein de cette nouvelle génération d’auteurs talentueux qui émerge aujourd’hui en Suisse romande, on retiendra certainement le nom de Gehrig.
Pas du tout Venise
Virgile Elias Gehrig
L’Age d’Homme, 2014, 240pp.
L’auteur :
Né à Sion en 1981, enseignant dans une école privée, Virgile Élias Gehrig est licencié en Lettres (littérature antique, philosophie et littérature française) de l’Université de Fribourg. Pas du tout Venise, paru en 2008, est son premier roman ; il est réédité en 2014, dans une version passablement remaniée. Virgile Elias Gehrig est également l’auteur de poèmes et d’un recueil d’aphorismes.
C’est la première fois que j’entend parler de la reprise d’un roman par son auteur. Sinon, c’est une oeuvre qui m’a l’air d’être vraiment intéressant, je n’ai pas encore eu l’occasion de le lire mais je vais me dépêcher de corriger le tir.