En vacances quelques jours dans le village neuchâtelois (et imaginaire) de Vibrène, le journaliste Jérôme Dombresson apprend la mort d’un notable local. Le défunt, un retraité taciturne qui ne semblait avoir de contacts qu’avec sa fille et ses abeilles, nettoyait son pistolet quand le coup est parti, au beau milieu de la nuit. Pas de témoins, pas d’ennemis connus: un dramatique accident en somme, affaire réglée! Mais rapidement, Dombresson perçoit comme un malaise, un silence plutôt. Quelque chose ne tourne pas rond dans cet empressement à enterrer le corps, dans l’attitude de sa fille, dans l’unanimité d’un village trop pressé de revenir à la normale.
Dans le Haut-Jura, un emposieu est un trou dans le sol, sorte d’entonnoir où les eaux s’engouffrent: Louis-Albert Zbinden use de cette métaphore pour narrer la justice en ces terres rurales, les hommes d’ici sachant faire disparaître dans l’emposieu de l’ordre social ce qui fait tache dans le paysage.
Publié en 1981, L’emposieu est un roman policier très ancré dans le terroir neuchâtelois, sorte de polar rural proche parfois de l’étude ethnographique. Il s’agit d’une publication typique des Editions Mon village, dont la ligne est centrée en partie sur les romans du terroir.
J’ai eu la chance de rencontrer en quelques occasions Louis-Albert Zbinden: tout comme Jérôme Dombresson, son alter-égo romanesque, Zbinden était un neuchâtelois exilé à Paris (natif du Locle, il passa les dernières années de sa vie entre la capitale française et la Côte-aux-fées, au bout du Val-de-Travers), mais qui était resté très attaché à sa terre d’origine. L’atmosphère particulière des lieux est rendue avec précision et souci de réalisme, les mutations d’un pays tiraillé entre traditions et modernité, les paysages, l’odeur des tourbières, les saisons, les événements naturels, le relief jurassien et les roches imposent leur présence de manière forte. L’effet de huis clos est renforcé par la topologie enfermante des vallée et des combes, et c’est l’impression d’une certaine claustrophobie qui saisit le lecteur. A lire Zbinden, on ressent une ambivalence, sorte de fascination pour le Jura neuchâtelois, mêlée d’un regard critique. L’omerta, l’archaïque solidarité villageoise, la méfiance viscérale à l’égard des étrangers, de tout ce qui ne vient pas d’ici, sont exposés avec froideur, sans concession. Car L’emposieu est avant tout un roman d’ambiance: l’intrigue policière, bien que prenante, est ici un prétexte, un fil conducteur permettant avant tout de parler des lieux et des gens.
L’été du Jura fait illusion sur qui ignore ses arrière-automnes et ses petits printemps. C’est alors le pays de la désolation. Il faut, un jour avant la neige, quand l’herbe est morte, ou bien un jour qui suit sa fonte, quand l’herbe nouvelle n’est pas encore née, avoir embrassé la vallée des Chaux, par exemple du sommet de Sommartel, avec ses sapins noirs, ses brouillards échevelés qui décapitent les Joux, ses gibets de bouleaux défeuillés sur le marais, les fermes qui s’enfoncent dans la terre sous le plomb du ciel, pour connaître le tragique de ce pays et en mesurer le poids à l’angoisse qu’il procure.
Les protagonistes ressemblent aux personnages mis en scène par un Dürenmatt, ils sont stéréotypés, construits largement sur leur profession et leur statut social. On retrouve le médecin du village, le pasteur, l’aubergiste, le juge, et le journaliste dans le rôle du fouille-merde venant perturber l’équilibre du microcosme.
Ecrit dans un style magnifique parcellé de dialecte et de mots du cru, forcément un peu daté en regard des production policières contemporaines (un rythme parfois un peu lent, mais qui s’accorde bien aux descriptions et à l’ambiance), L’emposieu parlera particulièrement au cœur des Neuchâtelois par la finesse du regard et la justesse du ton. Un roman très attachant qu’on découvre avec plaisir, et qui donne envie d’entrer dans l’oeuvre de Zbinden. A suivre donc, nous aurons sans doute l’occasion de reparler de cet auteur ici ou là.
Louis-Albert Zbinden
L’emposieu
Ed. Mon Village, 1981
252 pp.
L’auteur: Journaliste, Louis-Albert Zbinden (1922-2009) a été correspondant à Paris de la RSR pendant de nombreuses années. Spécialiste de l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline, il est également romancier et dramaturge, auteur d’une vingtaine d’ouvrages.