« Celui qui n’a pas aimé ce spectacle n’aime pas la vie », me confiait ma voisine alors que s’achevait la samba de la Fête des vignerons. « J’ai septante-trois ans, je ne reverrai pas cette fête; vous si. Alors profitez de votre jeunesse ».
Et tout était dit. A Vevey, durant trois heures, on a célébré la vie, l’enchaînement éternel des saisons, l’immuable cosmologie, les grands et les petits mystères de l’univers. La Fête des vignerons ou la vigne comme allégorie; d’où la portée universelle d’un événement qui intrigue ou fascine le monde, d’où cette capacité qu’a cette Fête de parler au cœur de chacun, qu’il vive ou non près des terrasses de Lavaux. C’est notre rapport au monde et à l’espace, notre place aux cotés des animaux, des ceps et du coteau qui est mis en scène, au travers de symboles.
J’ai failli ne pas aller à la Fête des vignerons. De l’édition 1999 me revenaient des souvenirs diffus, rien de vraiment marquant, rien de désagréable non plus mais je n’avais évidemment pas compris grand chose à ce qui s’y était joué. Il faudrait oser dire que cette fête ne s’adresse pas à des jeunes gens de vingt ans: Dieu merci, ils n’ont que faire de la mort et se pensent éternels. Il faut avoir commencé d’admettre l’idée de la mort pour aimer la Fête des vignerons, qui ne parle que de l’hiver, de la terre sèche et stérile qui renaît, jusqu’à la prochaine vendange.
Une fête tous les vingt-cinq ans: il me semble que 1999 c’était hier, et pourtant rien n’est plus pareil, ceux qui étaient assis non loin ne sont plus; d’autres, entre temps, sont nés.
J’ai aimé ces trois heures qui, au fond, ne servent à rien. Trois heures de danse, de poésie, de musique comme offertes gratuitement (à qui ? à soi-même ? à la nature ? à Dieu ?). Une offrande certainement, la dimension religieuse d’une telle cérémonie est évidente, on remercie, et puis seulement on festoie. On prie les Saints et les Esprits pour que la terre continue de donner. Et puis il y a les gens, les figurants; des bénévoles, des amateurs. Fiers de montrer au monde qui ils sont et d’où ils viennent. Ils nous ressemblent. Des semaines, des mois d’un travail colossal pour produire vingt représentations d’un spectacle éphémère qui ne sera jamais plus rejoué. Pour produire quantité de costumes, de chansons, d’images qui ne serviront plus à rien. C’est évidemment parce que la Fête des vignerons est éphémère et rare, et parce qu’elle est en somme absurde, qu’elle relève du mythe.
Pourquoi le cacher, j’ai eu plusieurs fois les larmes aux yeux – sans m’y attendre – et pas uniquement pour le Ranz des vaches. L’émotion vient de cet être collectif qui s’est créé à travers les heures de travail, les répétitions, le temps passé afin de pouvoir présenter vingt fois un tel spectacle. Un être collectif et généreux qui transcende les corps présents, une histoire de transmission aussi, entre générations du coin. Pareil effort est en lui-même émouvant, quelque chose est né de tout cela, quasi palpable entre les travées; on ne peut qu’avoir une pensée pour ces figurants qui vivront quelques jours ou semaines difficiles, désormais que tout est fini. Sans doute ne se réapproprie-t-on pas facilement – pas tout de suite – le quotidien après une telle expérience.
J’ai eu la chance de vivre l’ultime représentation. Sous un soleil éclatant, avec en toile de fond la rondeur du Mont Pèlerin, les coteaux vaudois, dans la magnificence de leur géométrique rectitude, dans la perfection de leur arrangement. Si je ne doute pas de la féerie des représentations nocturnes, j’ai aimé sentir ce soleil brûlant par-dessus nous, ce flux comme déversé sur l’arène. « La nuit le ciel est plus grand », est-il dit dans le spectacle, mais de jour il est plus peuplé.
L’arène, justement, qui rassemble vingt milles personnes, un espace confiné et lui aussi temporaire (on regrettera l’absence de trouée vers le Léman, pourtant mis en valeur dans le tableau des pêcheurs) dont il ne restera aucune trace. La technologie est mise au service du projet artistique, sans effets de manche, intelligemment, subtilement. Apprenant que le spectacle se jouait sur un sol en LED, j’ai eu quelques craintes: de fait, les motifs et les images ne saturent pas l’espace, ils sont résolument au service des tableaux, se mêlent à l’ensemble. La sobriété, ici comme ailleurs, est gage de bon goût.
Plus que le Ranz des vaches, je veux retenir de cette Fête la samba finale, célébration rythmée par les peaux frappées des tambours et les percussions sur les cuves, une rythmique lancinante, primaire, lorsque spectateurs et figurants dansent à l’unisson et célèbrent les couleurs, le mouvement et l’amour. Et ce final de recommencer – privilège de la dernière représentation – parce que pas une âme, dans cette arène, ne semblait vouloir que le sortilège se rompe.
magnifique évocation vécue ensemble entre générations ; c’est le privilège d’une grand’maman d’inviter sa famille à cette fête. Elle qui m’a fait saisir la distance de temps entre les êtres, qui fond sous la magie du spectacle et m’a aussi mis les larmes aux yeux ! Claire-Dominique