Les Editions de la Baconnière participent de longue date à l’histoire de la littérature en Suisse romande : devenues un refuge de la libre pensée durant la Deuxième Guerre mondiale, elles publieront notamment Aragon et Denis de Rougemont et se spécialiseront ensuite dans les études littéraires francophones. Rachetée par les éditions « Médecine et Hygiène » en 1998, La Baconnière connaîtra une période de sommeil d’une quinzaine d’années, jusqu’à la reprise l’an passé par l’éditrice Laurence Gudin, qui souhaite rééditer les classiques du catalogue et ouvrir plus largement celui-ci vers la fiction. Le genevois Florian Eglin ouvre le bal, avec un premier roman « brutal et improbable ».
Brutal et improbable, comme le précise le sous-titre, ce roman à la couverture rouge très graphique l’est assurément ; on ajouterait volontiers déjanté, excessif, gore et fascinant pour décrire le travail si singulier du genevois. C’est bien ici de littérature dont il s’agit, de la création d’un univers riche et cohérent peuplé de personnages qui prennent magnifiquement vie – et bien souvent aussi la perdent, dans des circonstances que nous laissons le soin au lecteur de découvrir.
Alors bien sûr, on entre ni facilement ni impunément dans l’univers de fiction construit par Eglin : il faut bien quelques dizaines de pages pour se mettre dans l’ambiance, s’imprégner du style de l’auteur, commencer d’apprécier la manière dont l’hémoglobine et les volutes de cigares se conjuguent, savourer la critique doucement féroce du milieu de l’école distillée ça et là par l’auteur, par ailleurs enseignant dans le canton de Genève.
Sans trop vouloir révéler de l’intrigue, nous dirons seulement qu’il est question d’une malédiction qui poursuit Solal Aronowicz, homme à tout faire (ce qu’on appelle, je l’ai découvert grâce au livre, un « Factotum ») d’un Institut privé et caractère haut en couleur, à la fois esthète prétentieux, paresseux sublime et misanthrope patenté. Sorte de croisement entre un Patrick Bateman et un Ignatius J. Reilly, Aronowicz est façonné d’une main de maître par Eglin, de sorte que la réussite du roman repose avant tout sur lui, sur son quotidien et sa façon de voir le monde. Au fond, peu importe l’histoire, on se contenterait de voir évoluer ce personnage grotesque au fil des pages, on apprécie le cynisme et l’humour noir dont l’auteur l’a généreusement pourvu, on se réjouit de le voir systématiquement placé en d’inconfortables – et bien souvent fort douloureuses – situations… Car le plaisir de lecture repose bien sur cet humour à la fois fin et gras qui parcourt tout l’ouvrage. Humour noir, humour de la démesure basculant sans cesse dans le grotesque, humour dans les dialogues et dans les scènes : tout cela est diablement efficace.
Là où les choses devenaient franchement cocasses, un point de vue que tout le monde ne partageait pas, c’est qu’à cause de cette fameuse erreur administrative, ce bogue mystérieux, j’étais ‘le collaborateur’ le mieux payé de l’école. A la fin du mois, ma fiche de salaire était largement plus dodue que celle des enseignants ou que celle du directeur. Partant, c’est humain, je pouvais le comprendre, j’étais profondément haï. On m’insultait, on me crachait dessus (à la volée du haut des escaliers ou dans le dos, une ou deux fois seulement en plein visage, mais c’était en fin de semaine, les gens sont plus tendus), on remplissait aussi mon casier avec des excréments plus ou moins frais, ce qui faisait quand même montre d’une drôle d’organisation, en tout cas si on voulait exécuter la manoeuvre proprement, enfin, on rayait rageusement mon Aston Martin DBS Vantage 1968. Je la garais pourtant toujours tout près de l’entrée, sur une bande de gazon fleurie d’azalées qui me semblait complètement inutile et, malgré des allers et retours fréquents, les balafres s’accumulaient ça et là sur sa carrosserie.
Malgré peut-être quelques longueurs, « Une malédiction qui ne tombe finalement pas si mal » est une curiosité littéraire de haut vol, un délire magistral qui ne cesse de se moquer de lui-même et du monde, une petite perle qui révèle un auteur dont je pronostique volontiers qu’il fera parler de lui s’il continue sur cette lancée.
Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal
Ed. La Baconnière, 2013
278 pp.
L’auteur: Agé de trente neuf ans, Florian Eglin est enseignant et vit à côté de Genève.