Les années, de Annie Ernaux

Il est des livres qui marquent, qui laissent une trace, qui continuent d’exister et résonnent en nous bien après avoir été rangés dans la bibliothèque : Les années, de Annie Ernaux, est l’un de ceux-là.

Le projet de l’auteure s’articule autour de la question du temps qui passe : comment sauvegarder, à l’aide des mots, ce qu’à pu être le monde ? Comment témoigner des effets du temps sur la société, sur soi-même et sur le corps ? Qu’advient-il du passé ?

Le récit n’est pas une autobiographie : il est construit par l’imbrication de la trajectoire personnelle d’Annie Ernaux et de la trajectoire collective du monde dans lequel elle vit. Il s’agit donc d’un travail extrêmement ambitieux (l’auteure mettra, semble-t-il, vingt ans à l’écrire) de mise en dialogue, un travail sur la mémoire, une sorte de quête de soi à travers les souvenirs et les ressentis, toujours contextualisés et interprétés.

Cet ouvrage passionnant, sorte de « livre total », tient à la fois de la quête identitaire, de la biographie, du livre d’histoire et du récit à visée sociologique. C’est d’ailleurs certainement cette dernière dimension qui est la plus marquante : l’auteure esquisse une véritable fresque des innombrables transformations et mutations ayant parcouru la société française entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et les premières années du XXI siècle, tant sur le plan social que démographique, sexuel, politique, technique, culturel ou idéologique. Jamais peut-être, un ouvrage n’était parvenu à faire si bien sentir « l’air du temps », celui d’hier comme celui d’aujourd’hui. Dans un style clair, presque « scientifique », Annie Ernaux décrit et raconte l’exaltation de la Libération et la fin des privations, les années cinquante et soixante, années de confiance absolue dans le Progrès, le bouillonnement politique et créatif de mai soixante-huit (liberté et libération, jouissance…), le passage de l’utopie à la société de consommation des années septante, le développement des cités dortoirs, la massification de la télévision couleur et ses effets, le tournant néolibéral des années quatre-vingt, le SIDA, Tapie, Tchernobyl, la fin du rêve révolutionnaire, la mort de Coluche et puis les années nonante, X-Files, la mort de Mitterand, The Rythm of the Night, les prémices de ce qui deviendra l’altermondialisme, la vache folle jusqu’au bug de l’an 2000, l’avènement de la téléphonie mobile, la fin du Concorde, le 11 septembre, le DVD, le GPS….

A défaut de tout quitter, travail et appartement, pour s’installer à la campagne, projet toujours remis mais qu’on était sûrs de réaliser un jour, les plus assoiffés de résurrection cherchaient pour les vacances des villages isolés sur des terres rudes, dédaignaient les plages où l’on bronzait idiot et la province natale, plate et « défigurée » par le progrès industriel. Ils créditaient en revanche les paysans pauvres des contrées arides, inchangés en apparence depuis des siècles, d’authenticité. Ceux qui voulaient faire l’Histoire n’admiraient rien tant que son effacement dans le retour des saisons et l’immuabilité des gestes — et ils achetaient une vieille baraque à ces mêmes paysans pour une bouchée de pain.

Qu’on ne s’y méprenne pas : l’ouvrage n’est en rien une simple compilation d’événements et de faits historiques : le rappel de moments particuliers (morts de grandes figures, inventions techniques) est toujours prétexte à « faire remonter » des souvenirs. Les quelques « pépites sociologiques » proposées par Ernaux (par exemple, la fin de l’autostop dans les années quatre-vingt) sont bien plus que des anecdotes : elles donnent du sens à la marche de l’Histoire. Issue d’un milieu modeste et ayant réussi, par ses études, à s’extraire d’une condition modeste, Ernaux livre enfin une réflexion sur l’ascension sociale, vécue aussi bien comme une chance que comme un déracinement ou une douloureuse infidélité (une thématique déjà traité dans « La place »).

Se gardant bien de plonger dans un « c’était mieux avant » empreint de nostalgie, Annie Ernaux donne un livre généreux et essentiel qui permet d’en savoir plus sur notre temps. Par son point de vue de femme, elle livre également un regard pertinent sur les luttes féministes d’hier, vécues « de l’intérieur » (droit à la contraception et à l’avortement) et la manière dont celles-ci résonnent aux oreilles des générations d’aujourd’hui.

Annie Ernaux
Les Années
Gallimard, 2008
254 pp.

L’auteure : Née en 1940 dans un milieu social modeste, Annie Ernaux est écrivain et Professeure de Lettres. En 1984, elle obtient le prix Renaudot pour « La Place », un livre à teneur autobiographique. Son livre « Les Années » a obtenu de nombreuses récompenses.

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