Des éléphants dans le jardin, de Meral Kureyshi

Âgée d’une vingtaine d’année, la narratrice est originaire de la minorité turque du Kosovo, et a émigré en Suisse à l’âge de dix ans. Sa mère, aveugle, habite une tour à Bümpliz; son père est mort.

Elle me faisait honte. Dans notre famille, personne ne portait le voile: pourquoi fallait-il qu’elle le porte maintenant, ici en Suisse ? La question me travaillait et un jour je la lui ai posée. Anne m’a répondu que je devais réfléchir avant de parler. Et c’est pour ça que je me suis mise à écrire. Je pouvais écrire ce que je pensais, personne ne me disais qu’il fallait d’abord réfléchir. J’avais déjà honte parce que nous n’avions pas les moyens de nous acheter de nouveaux vêtements, parce que nous étions obligés de nous couper les cheveux nous-mêmes et parce que nous étions les seuls à n’avoir ni voiture ni téléphone, et voilà qu’Anne se mettait en plus à porter le voile. Différents, nous l’étions déjà avant, désormais, nous étions « les autres ».

Des éléphants dans le jardin évoque la migration à travers les yeux d’une jeune femme contrainte de devenir adulte trop tôt. Disons-le tout de go, le sujet est hautement émotionnel, donc littérairement délicat: l’hypothèse de la chute dans les bons sentiments ne peut être écartée d’emblée, tout comme est plausible la tentation d’un militantisme qui agit généralement sur la qualité d’un texte comme un puissant dissolvant. Or Meral Kureyshi a évité ces écueils avec souplesse et beaucoup d’élégance. Si l’on perçoit les souffrances et les espoirs déçus, si l’ambiance est volontiers lourde, l’auteure est parvenue avec un talent remarquable à ciseler un ouvrage dénué de tout pathos, au sein duquel ne pointe pas une once de mièvrerie. On ne peut qu’être frappé au fil des pages (la traduction est certainement excellente) par la maturité littéraire dont faire preuve la jeune auteure, qui livre un premier roman impeccable.

D’intrigue il n’est pas vraiment question ici, on parlera plutôt d’évocations, de petites touches de pinceau, de scènes de vie brossées en quelques phrases bien ouvragées: la mort d’un père aimé, la pauvreté, la guerre… A l’errance personnelle de l’auteure répond le déracinement vécu par la famille; chacun cherche à se « séparer du passé », sans jamais y parvenir.

Kureyshi nous offre un livre dépaysant, en ce sens qu’il propose un regard singulier sur la Suisse, qu’il nous parle d’une réalité certes connue, mais vue et vécue tout à fait différemment, avec d’autres yeux. Ce livre est une contribution à la définition du décalage: l’auteure décrit des personnages évoluant dans des univers étanches (La Suisse propre en ordre des touristes, la même Suisse des demandeurs d’asile), on se côtoie sans se rencontrer, sans se connaître, à l’image de cette scène où la narratrice raconte comment elle est venue chez Sarah, une copine d’école issue d’une famille petite-bourgeoise de la banlieue bernoise, pour lui apporter un cadeau d’anniversaire: la gêne, la honte (« je voudrais moi aussi m’appeler Sarah, plutôt que ce prénom que personne ne pouvait retenir »), la différence, le sentiment d’étrangeté sont amenés avec beaucoup de subtilité, sans rien de trop.

On retiendra de ces Eléphants dans le jardin une écriture subtile où pointe parfois un cynisme contenu, et le sentiment émouvant d’avoir assisté à la naissance littéraire d’un talent.

Des éléphants dans le jardin
Meral Kureyshi
Ed. de l’Aire, 2017
179 pp.

L’auteure: Meral Kureyshi est née en 1983 à Prizren en ex-Yougoslavie. Depuis 1992, elle vit à Berne. Elle a étudié à l’Institut littéraire de Bienne. « Des éléphants dans le jardin » est son premier roman.

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