L’alcool comme révélateur chez Michel Houellebecq

(Texte paru dans la revue La cinquième saison, No 5)

Le grand XIXe siècle littéraire peut être associé à l’émergence de deux « mouvements » — le terme n’est sans doute pas adéquat — ayant entretenu un rapport particulier à l’ivresse. La bohème d’abord, sous la bannière de laquelle se rassemblent de jeunes artistes à la fois excentriques et démunis et qui aspirent à vivre leur art sans compromission. Les « poètes maudits » ensuite, l’expression est de Verlaine, ensemble informel d’écrivains en proie au désespoir et survivant dans les marges : beaucoup sont morts jeunes et misérables.

Ces deux moments littéraires, qui partagent certaines valeurs (rejet du conformisme bourgeois, sublimation de l’acte créatif) entretiennent un rapport à l’alcool différent, voire opposé. La théâtralité de la vie de bohème engendre une consommation alcoolique bruyante et festive ; le produit est célébré comme un moyen d’augmenter ses capacités ainsi que sa sociabilité. L’alcool des poètes maudits est plus sombre, le vin gorgé de soleil remplacé par l’absinthe aux reflets verdâtres, rendue sulfureuse par le mythe.

On retrouve chez le jeune Houellebecq (celui d’avant le succès) une propension à la souffrance et une posture d’extériorité à la société qui n’est pas sans rappeler les poètes inadaptés du XIXe, les dernières traces de romantisme ayant disparu (il s’agit désormais moins de brûler la chandelle par les deux bouts que de survivre au marché).

Intéressons-nous au rôle de l’alcool dans Extension du domaine de la lutte[1], premier roman de l’écrivain français. Le texte débute ainsi :

« Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. À un moment donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se resaper, ne voyant plus quoi faire d’autre. D’ailleurs c’est une fille qui ne couche avec personne. Ce qui souligne bien l’absurdité de son comportement. Après mon quatrième verre de vodka j’ai commencé à me sentir assez mal, et j’ai dû aller m’étendre sur un tas de coussins derrière le canapé. Peu après, deux filles sont venues s’asseoir sur ce même canapé. Ce sont deux filles pas belles du tout, les deux boudins du service en fait. Elles vont manger ensemble et elles lisent des bouquins sur le développement du langage chez l’enfant, tout ce genre de trucs. Aussitôt elles se sont mises à commenter les nouvelles du jour, à savoir qu’une fille du service était venue au boulot avec une minijupe vachement mini, au ras des fesses. Et qu’est-ce qu’elles en pensaient ? Elles trouvaient ça très bien. Leurs silhouettes se détachaient en ombres chinoises, bizarrement agrandies, sur le mur au-dessus de moi. Leurs voix me paraissaient venir de très haut, un peu comme le Saint-Esprit. En fait je n’allais pas bien du tout, c’est clair. »

Le personnage houellebecquien typique est un homme occidental (le « mâle blanc » dont on parle beaucoup ces jours, attaqué de toutes parts), souvent au bénéfice d’une formation scientifique ou d’ingénieur, occupant une place sans grandes responsabilités dans une structure essentiellement moyenne. Son existence en milieu libéral est envisagée comme une lutte menée sur deux fronts : à la compétition économique décrite classiquement s’ajoute une compétition sexuelle, la hiérarchie sociale des individus s’établissant par leur positionnement sur ces deux axes (de ceux qui possèdent beaucoup à ceux qui ne possèdent rien, et de ceux qui baisent beaucoup à ceux qui ne baisent jamais). Bénéficiant d’une bonne situation professionnelle, les deux personnages d’Extension comptent parmi les perdants de la compétition pour l’accès à la jouissance (laquelle, toutefois, se monnaie) et surtout à l’amour.

Alors que chez les poètes maudits, pareille association était peu évidente, l’alcool apparaît presque toujours chez Houellebecq dans une situation de frustration sexuelle intense, comme dans cette scène figurant en première partie du roman : en déplacement dans une administration afin d’y présenter un logiciel, le héros rencontre une femme décrite comme repoussante. Lors d’une verrée, il se retrouvera placé près d’elle :

« Elle me regardait en souriant, elle buvait du Crémant, elle s’efforçait d’être courageuse ; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d’être tronchée. Ce trou qu’elle avait au bas du ventre devait lui apparaitre tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner ; mais comment oublier la vacuité d’un vagin ? […] Après mon troisième verre, j’ai failli lui proposer de partir ensemble, d’aller baiser dans un bureau ; sur le bureau ou sur la moquette, peu importe ; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me suis tu ; et au fond je pense qu’elle n’aurait pas accepté ; ou bien j’aurais d’abord dû enlacer sa taille, déclarer qu’elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser. Décidément, il n’y avait pas d’issue. Je m’excusai brièvement, et je partis vomir dans les toilettes[2]. »

L’effet grisant ou euphorisant de l’alcool n’est pas recherché, le héros semblant même acquérir, avec l’ivresse, une compréhension plus fine (et plus cynique) du monde. Chez Houellebecq, la consommation d’alcool, qui se manifeste par des signes avant tout physiologiques, rend la laideur du monde — et parfois des femmes — un peu plus supportable. Elle constitue un état propice à la clairvoyance. Ce rôle de révélateur joué par l’alcool apparait de manière paroxysmique dans l’une des dernières scènes du roman, laquelle se déroule dans une discothèque fréquentée par de jeunes gens. Evoquant son compagnon d’infortune, lui aussi en proie à une misère sexuelle et affective des plus sordides, le héros raconte :

« C’est maintenant qu’il faut draguer, c’est là, à ce moment précis, dans cet endroit qui s’y prête admirablement. Il lève les yeux de son verre et pose son regard sur moi, derrière ses lunettes. Et je m’aperçois qu’il n’a plus la force. Il ne peut plus, il n’a plus le courage d’essayer, il en a complétement marre. Il me regarde, son visage tremble un peu. C’est sans doute l’alcool, il a bu trop de vin au repas, l’imbécile. Je me demande s’il ne va pas éclater en sanglots[3] […] »

Ivre, l’homme se brise, s’affaisse, prend conscience que la lutte est perdue, qu’il n’est pas, et ne sera jamais, objet de désir, d’affection, d’amour. Le monde n’a pas besoin de lui, ni comme agent économique (son travail, décrit comme absurde, ne sert à peu près à rien), ni comme être capable d’aimer : il est à la fois radicalement seul et parfaitement inutile.

Dans Extension, l’alcool n’est pas une aide et l’ivresse jamais une fête, tout juste une parenthèse de lucidité exacerbée. Nous sommes loin de la soûlerie du XIXe, qu’elle soit joyeuse dans la bohème, ou romantique comme chez les poètes maudits. La biture houellebecquienne, foncièrement asociale, tend à chacun un miroir renvoyant l’image glauque de sa condition.

[1] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, Paris, 2010, p. 5

[2] Ibid. p. 47

[3] Ibid. p. 64

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