Charlie, la vingtaine, est apprenti à la poissonnerie du Grand Magasin. Arthur Brügger dresse son portrait: un jeune homme candide, resté très enfant à près de vingt-cinq ans (il a « oublié qu’il est devenu adulte »), en prise avec une sorte de mal-être existentiel diffus.
Ce roman au charme « à la Amélie Poulain » (la jolie employée du rayon fromagerie, son chef espagnol, le boucher autoritaire, les cadres des RH hautains mais qui ont un bon fond, etc.) évoque le quotidien de Charlie, dont l’horizon se limite à servir les clients, lever les filets et nettoyer le plan de travail. Le regard de l’auteur se fait ici documentaire, Brügger parvenant, par une écriture naïve, faussement bébête mais très travaillée, à faire saisir ce que peut être l’expérience singulière du travail en grande surface. La maîtrise de la forme constitue sans doute la grande réussite de ce livre qui « donne à voir », l’écriture étant pleinement au service du projet, laquelle s’adapte, par les tournures simples, par le choix des verbes, à la personnalité du sujet. C’est bien dans cette voix qu’il faut chercher la force de l’ouvrage.
Ce matin quand je suis arrivé au boulot il y avait une carte avec un bon-cadeau que m’a tendue monsieur Giordino – il me dit qu’il faut que j’arrête de l’appeler comme ça, que je peux le tutoyer aussi, mais j’y arrive pas. La carte est faite par le Grand Magasin et dessus c’est écrit: « Chère personne fêtant son anniversaire ! C’est avec plaisir que nous vous invitons au petit-déjeuner des personnes fêtant leur anniversaire ce mois ! Ce petit-déjeuner aura lieu mercredi 25.03, au self-service de notre magasin. nous vous y attendrons dès 9h30. Votre chef ainsi que d’autres personnes fêtant leur anniversaire se réjouissent de vous y rencontrer! » C’est quand même dans vingt jours, mais peut-être que j’irai.
Un beau jour, non loin des bennes à ordures, Charlie rencontre Emile: le garçon semble passer une bonne partie de son existence à cet « étage zéro »… Le roman prend alors des airs de fables, se rapprochant d’un récit initiatique, avec ce que le genre peut impliquer de bons sentiments. Si l’objectif de dévoiler l’envers du décor est atteint avec talent, on peut en effet regretter, et surtout dans le dernier quart, que l’auteur relâche la rigueur de son approche sociologique au profit d’une démarche plus moralisante laissant apparaître, ça et là, quelques grosses ficelles.
Malgré quelques faiblesses, L’Oeil de l’espadon est un roman réussi dans lequel chaque génération, adultes comme adolescents, trouvera matière à réflexion.
Arthur Brügger
L’œil de l’espadon
Ed. Zoé, sept 2015
154 pp.
L’auteur: Arthur Brügger vit et travaille à Lausanne. Diplômé de l’institut littéraire suisse, il publie divers textes dans des revues, recueils et anthologies. Son premier récit, Ciao Letizia, paraît aux éditions Encre fraîche à Genève (printemps 2012). Il est membre, depuis sa création, du collectif AJAR, avec lequel il écrit et performe en Suisse et à l’étranger. Il anime également des ateliers d’écriture dans le cadre de C-FAL (Genève) et auprès des jeunes de Passerelle culturelle, programme de formation-pilote pour des jeunes issus de l’institution de Lavigny.