Soumission, de Michel Houellebecq

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Très attendu, le dernier Houellebecq, Soumission, sortira en librairie le 7 janvier. Le nouveau roman de l’écrivain français, récipiendaire du prix Goncourt il y a quatre ans pour La carte et le territoire, fait déjà polémique: il y est question d’un changement politique majeur amenant, en France, un parti islamique au pouvoir.

Comme tous les grands écrivains, Michel Houellebecq sait sentir l’air du temps, il maîtrise parfaitement les codes et techniques permettant de faire parler de lui, d’exister dans la sphère médiatique et littéraire, il excelle dans l’art, moins évident qu’il y parait, de la « provocation réfléchie ». Tous ses romans ont cette faculté d’être parfaitement en phase avec l’époque, de traduire en mots l’air du temps, les aspirations, les fantasmes, les contradictions, les craintes d’aujourd’hui: à l’évidence, la prétention sociologique de l’oeuvre fait tout son intérêt. Dès Extension du domaine de la lutte, mieux peut-être qu’aucun autre écrivain contemporain, il a su dire la condition de l’homme moyen de la classe moyenne en cette fin de vingtième siècle, sa solitude alors que les moyens techniques de rencontrer ses semblables n’ont jamais semblé aussi développés, le vide de sens qui l’habite à mesure que son pouvoir d’achat augmente. Toute son oeuvre tourne autour des mêmes questions: comment vivre ? Comment se donner les moyens du bonheur ? Que signifie être heureux, à l’heure de l’individualisme libéral, de la destruction des solidarités traditionnelles, de la mise en compétition de chacun contre tous, d’une certaine misère affective, de la fin des idéologies et des grandes luttes politiques ? Soumission, une nouvelle fois, s’inscrit dans ce même projet.

L’intrigue de ce roman de politique-fiction est la suivante: en 2022, le deuxième tour de l’élection présidentielle française oppose le Front national à la Fraternité musulmane, un parti politique dirigé par un chef charismatique et rusé dénommé Ben Abbes. Le PS et l’UMP, partis rejetés massivement par le peuple en raison notamment de leur programme (jamais assumé ni revendiqué) de dissolution de la France dans l’Union européenne, choisissent de soutenir le candidat de la Fraternité musulmane, à gauche au nom de l’antiracisme et du multiculturalisme, à droite au nom du « Front républicain ». L’élection de Ben Abbes entraîne des changements importants dans le pays, lequel bascule progressivement vers un régime islamique dur: interdiction du travail des femmes, port du voile, etc. L’Université de la Sorbonne, dans laquelle enseigne le personnage principal, devient « Université islamique de Paris-Sorbonne », financée par l’Arabie saoudite. On suit donc, à travers les yeux du héros (le roman est écrit en « je »), ces quelques semaines qui précédent et qui suivent la présidentielle de 2022, avec comme enjeu, pour résumer, la question de savoir si le héros (très houellebecquien: la quarantaine, classe moyenne supérieure, très instruit, très solitaire, ayant des relations complexes avec les femmes) acceptera de se convertir afin de pouvoir continuer d’enseigner.

Disons-le tout de suite, le roman est une réussite. Il est d’abord très drôle, ce qui n’est pas si fréquent en littérature contemporaine: on rit beaucoup, on retrouve immédiatement le « ton Houellebecq », ce mélange d’humour pince-sans-rire, d’autodérision, de froideur scientifique (parlant des maîtresses du narrateur, il écrit: « des actes sexuels avaient lieu ») et d’une pointe d’absurde. A l’évidence, on aurait tort de lire Houellebecq au premier degré: l’auteur aime à se moquer de lui-même et de son monde. Ensuite, le roman propose une mise en perspective intéressante de notre époque et du dix-neuvième siècle à travers Huysmans, dont le narrateur est l’un des meilleurs spécialistes en France. Les allers-retour entre la décadence décrite par l’auteur d’A rebours et celle ressentie par le narrateur apportent un éclairage pertinent et confèrent une profondeur historique au récit. Et puis l’ouvrage est réussi parce qu’il dérange, parce qu’il créé un malaise, parce qu’il oblige à la réflexion. La question de la vraisemblance du propos est secondaire: à l’évidence, Houellebecq ne se soucie guère d’être cohérent, tant on imagine difficilement l’arrivée en France d’un pouvoir islamique, et surtout dans les conditions qu’il décrit. L’intérêt n’est pas dans l’analyse du résultat, mais dans la description des processus sociaux et politiques l’ayant rendu possible: agonie de la sociale-démocratie, déliquescence totale des partis politiques ayant structuré la vie politique française de ces dernières décennies, médiocrité des responsables politiques successifs, dépolitisation des masses, fin de toutes les idéologies, désindustrialisation, délinquance massive, mensonges médiatiques…. C’est bien de notre époque dont parle Houellebecq, et il semble bien difficile de lui donner tort quant au diagnostique.

Je n’avais aucun projet, aucune destination précise; juste la sensation, très vague, que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait d’avantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper.

La question du religieux est au coeur du roman. Houellebecq marche ici sur les traces de Malraux: le XXIe siècle sera assurément mystique. Pour le romancier, le libéralisme économique, par son action de dissolution de toutes les structures fondamentales de la société, y compris de la cellule familiale, conduit inévitablement la civilisation européenne à la disparition (l’auteur parle même de suicide). Les allusions à la chute de l’Empire romain sont récurrentes: une grande puissance peut péricliter rapidement, dès lors que ses bases sociales sont corrompues. Ainsi, la quête de sens amène tout naturellement à un retour du mystique; ce sera l’islam, une religion présentée comme plus moderne, plus simple et plus rationnelle que le catholicisme, ce dernier étant décrit comme corrompu, en quelque sorte vendu à l’humanisme et au modernisme actuel.

S’agit-il, comme on le lit parfois, d’un livre raciste ? D’un livre islamophobe ? Voilà qui semble un peu rapide. Si Houellebecq dépeint l’islamisme radical, l’intégrisme et le salafisme (ainsi que la manière dont cet islamisme sait revêtir les habits de la modération et de la respectabilité pour se hisser au pouvoir), il nous semble que c’est pour les opposer à un islam modéré et plus authentique, représenté par le personnage de Rediger. Il y a quelques très beaux passages sur la foi, sur la poésie et la musicalité du Coran, sur la mystique islamique en fin de roman: on perçoit un Houellebecq respectueux de cette transcendance qui s’oppose à un laïcisme humaniste abhorré. Il y a bien sûr une part importante d’opportunisme dans le choix par l’auteur de la trame de son roman, il y a aussi une forme de facilité à jouer sur la peur de l’islamisme et, partant, la peur des musulmans: pour un écrivain s’affichant volontiers contestataire, on peut s’étonner voire regretter ce choix: rien de plus politiquement correct en effet, rien de plus attendu aujourd’hui que d’être islamophobe. Il s’agit d’une attitude admise voire encouragée, en témoigne le succès d’un Eric Zemmour qui, loin d’être boycotté par les médias comme il le prétend, est invité sur tous les plateaux et dans tous les journaux pour déverser ses thèses anti-islam. Prise de risque minimale donc, pour un succès planifié.

Roman prophétique pour les uns, délire islamophobe pour les autres, Soumission est un grand livre, bien supérieur notamment à La carte et le territoire. C’est le plus politique de tous les Houellebecq, il propose une vraie réflexion sur le sens de l’histoire, sur la patrie, sur la religion et l’existence de Dieu; c’est sans doute aussi l’un des plus ambigus quant aux thèses défendues. Un livre à lire en tous les cas pour se faire sa propre idée, loin des analyses et commentaires à l’emporte-pièce qu’on peut déjà lire ici et là.

Michel Houellebecq
Soumission
Flammarion, janvier 2015

L’auteur: Michel Houellebecq, né le 26 février 1956 à La Réunion (France), est un écrivain, poète, essayiste et romancier français. Il est, depuis la fin des années 1990, l’un des auteurs contemporains de langue française les plus traduits dans le monde. En parallèle de ces activités littéraires, il est également chanteur, réalisateur et acteur, s’illustrant notamment en 2014 dans deux films : L’Enlèvement de Michel Houellebecq et Near Death Experience. (Wikipedia)

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Un commentaire

  1. Tout de même, je ne comprends pas.

    Il y a quatre jours, j’ai publié une critique très complète et, je crois, argumentée et équilibrée du dernier livre de Houellebecq. Je soulignais les qualités littéraires du livre, son côté drôle, la finesse du regard sociologique, la dimension politique, mais aussi l’ambiguïté du propos et l’opportunisme détestable de la démarche. Surtout, je voulais défendre le droit pour l’écrivain, pour l’artiste, de faire son travail d’artiste en toute liberté, y compris, et surtout, lorsqu’il dérange. Car qu’est-ce qu’un artiste, sinon quelqu’un qui dérange ? Il en a toujours été ainsi.

    A gauche, parmi mes camarades, beaucoup se sont offusqués que je parle de ce livre. Personne ne l’avait lu (nous étions le 4, il n’était pas encore sorti), mais tout le monde dénonçait un livre « nauséabond », indigne, etc. Plusieurs personnes m’ont écrit, et leurs propos étaient semblables: l’artiste a une responsabilité, il ne peut pas écrire n’importe quoi, il ne faut pas mettre de l’huile sur le feu, « attiser la haine », il ne faut pas « stigmatiser ».

    Et puis, trois jours plus tard, il y a eu cet attentat barbare, ce geste odieux et lâche. Sur les murs de mes camarades, ces mêmes camarades qui m’avaient écrit la veille pour me dire que tout ne pouvait pas être écrit, j’ai lu des messages appelant à défendre la liberté d’expression, des dessins où un crayon venait boucher le canon d’un fusil, des appels à faire front contre l’obscurantisme, des bougies dessinant le mot « liberté » dans la nuit, etc. Ces messages, je m’y associe totalement.

    La liberté d’expression des artistes doit toujours être défendue. La liberté des caricaturistes, des dessinateurs, des écrivains, des photographes, des humoristes est sans cesse attaquée: que ces attaques viennent du « bon bord » ou qu’elles viennent de fanatiques ne change rien à l’affaire. Il n’y a pas une « bonne » et une « mauvaise » liberté d’expression, selon l’affinité que nous avons pour les propos tenus.

    C’est au nom de nos principes démocratiques, de nos valeurs les plus hautes que nous devons admettre et accepter que des livres comme ceux de Houellebecq ou Zemmour, pour ne citer que deux exemples très récents, soient édités. Ne pas l’accepter, c’est déjà reconnaître une victoire à tous les intégristes, aux ennemis de la liberté, aux barbares.

    JS

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