Qui se souvient du vidéotex? Développé dans les années 1980, il a été proposé au public à peu près en même temps que l’accès à l’internet. Alors que le second connaissait un succès foudroyant, le vénérable minitel suisse fut maintenu sous perfusion, avant de s’éteindre dans l’indifférence générale il y a dix ans. Comment expliquer pareille différence de trajectoire?
S’il fallait résumer en un mot la supériorité de l’internet sur son concurrent d’alors, c’est l’ouverture. Au risque de simplifications, on peut dire que l’internet n’appartient à personne; les spécifications de ses protocoles sont publiques, et l’utilisation de ceux-ci est gratuite. Dans le cas du vidéotex, le propriétaire (à l’origine, les PTT) décidait seul des services offerts, de la technologie utilisée, du degré de liberté des utilisateurs.
Sur l’internet, de nouvelles fonctionnalités surgissent quotidiennement, car celui-ci n’est jamais «terminé». L’internet n’est pas un service, mais une plate-forme publique sur laquelle chacun peut construire: au final, ce sont les utilisateurs qui arbitrent.
Pareille ouverture va de pair avec la décentralisation, car aucune instance ne décide ce qui doit, ou ne doit pas, être fait avec le réseau. Cette anarchie est fortement générative: des produits innovants connaissent le succès (Twitter, Linux…), d’autres tombent dans l’oubli. Corollaire de cette situation, de nouveaux modes de distribution de contenus illégaux se développent, le spam se propage, la musique s’échange librement.
Nous sommes désormais à la croisée des chemins. Au nom de la lutte contre la pédophilie, les virus ou l’échange d’œuvres protégées, des appels à la régulation du réseau se font entendre.
En outre, la décentralisation du réseau est remise en cause par des acteurs comme Google, de plus en plus en position de monopole. Les rapprochements entre industrie du divertissement et industrie du réseau engendrent de nouveaux modèles économiques, basés sur le filtrage et la priorisation de l’information. Le nombre d’acteurs réseau se réduit de manière drastique.
En Suisse, sans base légale, la justice ordonne aux fournisseurs d’accès de bloquer tel ou tel site. Ici et là, des tentatives de censure apparaissent, toujours pour d’excellentes et de très morales raisons; subrepticement, l’internet tend à ressembler au vidéotex de papa. Nous avons tout à y perdre.
L’équilibre est fragile: il faut désormais protéger juridiquement le caractère public, ouvert et décentralisé du net. A l’internet chinois vertical, filtré et verrouillé, nous opposons un réseau pluraliste, autorégulé et positivement anarchique.
Il y a quelques semaines, le Chili a été le premier pays du monde à se doter d’une loi garantissant la neutralité du réseau. Elle repose sur un principe général: l’«interdiction pour les fournisseurs d’accès d’interférer, de discriminer ou de gêner les contenus, les applications ou les services…».
Le parlement fédéral doit désormais se saisir également de cette question: le flou juridique entourant les activités des prestataires de services internet helvétiques doit être dissipé.
Article publié dans « 24 heures », septembre 2010