Et on a vu Vesoul, et on est reparti

Critique parue dans le No 7 de la revue littéraire La cinquième saison

Une fête foraine, un brouhaha pas possible, des ados comme des coqs juchés sur les autos-tamponneuses et une partie de chamboule-tout, ce jeu d’origine médiévale consistant à renverser le plus grand nombre de boîtes de conserves à l’aide d’une balle : voilà peut-être ce qu’évoque la lecture de Vesoul, le 7 janvier 2015 de Quentin Mouron. Un livre qu’on refermerait l’estomac lourd de churros, les oreilles encore sifflantes d’une Macarena ou d’un Rythm of the night débordant des manèges : content de sa soirée, bien qu’un peu écœuré.

Pris en stop près de Besançon, le héros, façon de parler, est en guerre contre l’administration suisse (la Protection civile, pour être précis) : il accompagnera celui qui deviendra son maître dans ses pérégrinations en Franche-Comté. Salon du livre, festival de porno hardcore puis le fameux Congrès d’entrepreneurs, but ultime et mythique, constitueront autant d’étapes prétextes à une mise en scène grinçante des grotesques de l’époque.

Histoire grinçante, ma foi oui. Le bandeau de couverture donne le ton, on y voit l’auteur tenir entre ses mains un ouvrage enflammé : Mouron, pompier pyromane ou merveilleux illusionniste ? Car ainsi fonctionne le plaisir magique, on sait que l’artiste ne se brûlera pas, que son assistante ne sera pas coupée en deux, que la photo est truquée… Les livres, faut-il s’en réjouir, n’embrasent plus que rarement les esprits.

Quentin Mouron est l’un des auteurs romands les plus en vue du moment : en une dizaines d’années, avec l’aide de son éditeur, l’homme s’est façonné un personnage à part au sein des lettres romandes, écrivain de talent et dandy médiatique[1], à la fois gendre idéal et agent provocateur du milieu. Jouant d’impertinence tant dans ses œuvres que sur quelques murs Facebook bien choisis, l’homme ne laisse pas indifférent ; or cette posture ne finit-elle pas par tourner à vide, condamnant Quentin Mouron à faire du Quentin Mouron ? Et si un grand écrivain n’était jamais là où on l’attend ?

Reste qu’à l’heure de débats littéraires fort policés, quand les enjeux les plus prégnants semblent concerner la fréquentation des salons littéraires ou la rémunération des auteurs — rarement la littérature per se, ses enjeux, ses luttes et ses chapelles, ses gueules et ses drames — l’irruption d’un Quentin Mouron est une excellente nouvelle pour tout le monde. Toute impertinence est bonne à prendre ! Toute audace crâneuse, tout déboulement de chien fou au milieu de quilles bien établies doit réjouir. Alors oui, dans Vesoul, Mouron voit juste, lorsqu’il raille une certaine littérature contemporaine chafouine et conformiste (un thème déjà travaillé dans La combustion humaine[2]) ou quand il se gausse de ces faux artistes, faussement provocateurs mais vraiment subventionnés. Les dernières lignes de l’ouvrage, évoquant les nigauds appels à l’amour et à la tolérance entendus après l’attentat de Charlie Hebdo, sont caustiques à souhait. L’homme est lucide encore lorsqu’il décrit une France fragmentée en une multitude de communautés ne se côtoyant plus guère. Mais — et c’est là une faiblesse majeure de l’ouvrage —  à canarder de tous côtés, à dégommer ses cibles au Panzerfaust, le tir perd en précision. Vesoul éclabousse de partout et tout y passe : féministes, véganes, gamers, écolos, gauchistes, poètes, propriétaires d’Audi, sympathisants nazis… Mouron fait péter les têtes et dégonfle de la baudruche par palettes entières, et le lecteur de se demander : pour quoi ? De ce joyeux carnage, que faire ? Le livre terminé, restent du foutre et des traces de sang séché, quelques rires nerveux aussi et l’impression, tout de même, d’une bonne grosse farce, d’une blague épaisse mais sans objet ni conséquences. C’est Vesoul en mode bourrin, Vesoul pour le fun, en somme, c’est-à-dire pour pas grand-chose. On sent le roman échafaudé comme un assemblage de scènes qui claquent, sketches trash qu’une intrigue bien mince tente de relier. Se payer les intégrismes du temps fait sans doute partie du job d’écrivain, mais la démarche relève plus du buzz pour pas cher que de l’audace aussi longtemps qu’on ne déconstruit pas les idéologies sous-jacentes, aussi longtemps que l’auteur n’entre pas, le menton haut, dans l’inconfortable arène du combat d’idées. C’est en cela, parce que dans ses dénonciations il s’en tient aux apparences, aux postures et aux manières, que le livre de Quentin Mouron reste inoffensif : imaginerait-on d’ailleurs un auteur dérangeant jouir d’une telle visibilité ?

L’écrivain Mouron, personne n’en doute, a la capacité de produire de la très belle littérature : qu’on se souvienne de ses deux romans initiaux, il y avait dans ces livres, dans le premier surtout, une attention à la langue remarquable, une sensibilité sociale, un souci du détail, un goût de l’aventure et du lointain qui l’ont immédiatement fait remarquer. On devinait alors, on était en 2011, que le gamin de Lausanne allait sans la moindre vergogne ramasser la mise, qu’il s’apprêtait à faire tomber quelques châteaux de sable et ringardiser pas mal de monde, on pressentait que s’ouvrait devant lui un boulevard ; huit ans plus tard, Mouron jouit certes d’un joli succès mais peine à retrouver la hauteur de ses débuts. Pardon ! Vesoul, roman marqué par une dommageable paresse d’écriture (un empressement, peut-être, que son éditeur aurait eu intérêt à contenir), n’est pas son meilleur livre, lequel reste d’ailleurs à écrire ; on s’inquiète à vrai dire assez peu pour lui ! Ce ne sont ni les idées, ni l’indispensable morgue, ni le talent qui devraient lui faire défaut.

Julien Sansonnens

Quentin Mouron, Vesoul, le 7 janvier 2015, Olivier Morattel Éditeur, 2019

[1] 24 Heures, 5 janvier 2019

[2] Quentin Mouron, La combustion humaine, Olivier Morattel Éditeur, 2013

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