La petite musique de nuit de Pierre Lepori

Critique parue dans le No 8 de la revue La cinquième saison

L’obscurité quand il fait jour. Le retournement des heures. Se croire chez soi où l’on ne connait personne. C’est de cela que parle Pierre Lepori dans sa Nuit américaine, roman d’une étincelante noirceur, périple alchimique surtout où l’envers se fait endroit, où les rôles, les lieux et le temps sont transmutés.

Alexandre, ancienne gloire du journalisme radio recasée dans la grille tardive, anime La nuit américaine, ligne du cœur ouvrant l’antenne aux auditeurs. A bout de souffle, l’homme feint un malaise et se fait envoyer en vacances comme on se traînerait au placard : il choisira les Etats-Unis. Donuts en main et fiel plein la tête, il cherchera à rassembler ces morceaux de lui-même, se gavant de sucres et de suif dans les boyaux organiques du subway, engraissant ce corps honteux à mesure que le doute se repaît de sa tête. Car les héros chez Lepori absorbent et encaissent, ils engraissent en glissant dans le monde sans le déranger, placides et inutiles pachydermes.

Le récit est entrecoupé par les voix des auditeurs, de celles qui suscitent le malaise ou indiffèrent, déroulé tout juste banal d’existences cassées ou sans buts, existences minuscules et ordinaires qui relient les deux côtes de l’Atlantique, tissant des liens entre les deux vies d’Alexandre le gros. Loin d’être anecdotique, l’obésité du journaliste joue un rôle particulier, point de départ d’une évocation des corps fanés par les ans, de l’angoisse à mesure que vient la laideur, du caractère périssable des êtres et des chairs : à l’image d’Alexandre, les auditeurs qui se confient se voient laids, rarement à la hauteur. On retiendra cette scène marquante dans laquelle l’homme vomit dans les toilettes, se vomit, expulsant un tourment de sucs et de lipides, de cette bile qui vous mange la langue.

En radio comme ailleurs, la plage nocturne est particulière, c’est un autre timbre, Lepori le sait bien, il connait ce moment propice à l’audace, quand les oreilles les plus sensibles ne sont plus à l’écoute, quand ne restent que les chauffeurs de taxi, les insomniaques, les boulangers et les catins. « La nuit appartient à la nuit », dit Alexandre dans une belle formule ; ici la nuit radiophonique appartient à qui veut bien s’y frotter, on téléphone comme on jetterait une pièce dans un puit, en implorant la chance, le destin ou les dieux, on vide son sac et n’en sort rien de reluisant, bibelots et camelotes, photos cornées, matières abîmées, existences râpées, on se met à poil parce que protégé par l’obscurité, par l’indifférence surtout, parce que demain personne ne se souviendra de soi. Ces témoignages sonnent vrai, hors du pathos et de l’attendu, leur diversité est maitrisée, l’écrivain fait montre de savoir-faire, se délectant de la moisissure du monde pour en faire des mots, des phrases, enfin des personnages.

Admirons chez Lepori cette capacité à ne faire que suggérer, à contenir l’écriture jusqu’à créer cette tension romanesque, fidèle au projet clair-obscur annoncé dès le titre : la nuit américaine tient ses promesses, il n’y est question que d’ambiances, on s’y laisserait prendre… De nuit, toutes les villes sont belles, fussent-elles américaines. L’auteur n’en est pas à son coup d’essai, on aime sa littérature, ses livres possèdent une délicatesse qu’en d’autres temps, avant que cela ne soit scandaleux, on aurait jugée féminine. C’est aussi un écrivain des personnages aux trajectoires désorbitées ; peu de destins dans ce dernier roman, jamais de destinées : on se rate, on se comprend à peine, on se rencontre si peu…

Avec Comme un chien, paru en 2015, le Tessinois avait déjà offert un roman de l’introspection, on y suivait Thomas qui, traversant une période de remise en cause, se rendait au chevet d’une sœur malade, plus revue depuis des années. Alors que Comme un chien s’apparentait à un huis clos, Nuit américaine est un roman de la fuite; pourtant les deux livres se ressemblent et se répondent, ils esquissent une même souffrance existentielle, racontent ce que vivre peut signifier, c’est-à-dire à peu près rien. Oui, Lepori est probablement l’un de ces écrivains, ils sont quelques uns, qui réécrit inlassablement le même livre, le seul qui vaille : et pourquoi pas ? Quel geste plus noble que celui de tracer année après année le même sillon, labourer sans répit la même terre, celle dont on connaît la moindre parcelle ? L’écrivain-paysan en somme, tout occupé à faire pousser, sur le fumier de la vie, une poignée de fragiles coquelicots.

Pierre Lepori, Nuit américaine, Ed. d’en bas, Lausanne, 2018

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