Sur les traces estompées de Nicolas Bouvier

Critique initialement parue dans la revue La cinquième saison. 

Comment écrire le voyage ? Depuis longtemps, la question passionne les écrivains. En 1336, le poète florentin Pétrarque réalise l’ascension du Mont Ventoux, tirant de son périple une puissante allégorie de l’effort requis pour atteindre la perfection morale. Près de quatre siècles plus tard, dans ses Lettres persanes, Montesquieu utilise le récit de voyage afin de se livrer à une critique en règle de la monarchie absolue, se jouant des codes du genre et faisant passer, comme en contrebande, quelques idées politiques téméraires. Plus près de nous, l’aventurier Nicolas Bouvier, grand-bourgeois photographe et bourlingueur, contribua, après Cingria, à conférer au récit de voyage ses lettres de noblesse helvétiques. En toutes époques, le genre a donné quelques très belles pages au patrimoine littéraire universel.

Dans Les toupies d’Indigo street, le genevois Guillaume Gagnière marche un an sur les traces de l’illustre Bouvier, flânochant du Japon au Sri Lanka en quête des lieux visités jadis par l’auteur du Poisson-scorpion et désormais décrépits. Après quelques pérégrinations entre Indonésie et Malaisie, le jeune poète entreprend un pèlerinage au Japon, lente progression l’amenant, de temple en temple, on n’en compte pas moins de quatre-vingt-huit, à faire surgir quelques vérités des semelles usées et des gourdes vides. Cheminant sur son Compostelle nippon — mais la voie ici se fait circulaire et l’on revient à son point de départ — Gagnière s’offre une quête existentielle tout en retenue, heureusement dénuée de la moindre pesanteur. On sourit au fil des pages et des situations cocasses, comme lorsque l’auteur raconte comment, de passage dans quelque monastère, il a voulu se forcer à ne penser à rien, et combien cet exercice a fait naître d’images improbables en lui. Le récit fait la part belle à un comique qu’on dirait de situation, on rit par exemple de cette trouvaille : au lit avec une jeune femme tchèque qui lui demande de lui susurrer quelques mots en français, l’auteur déclame, entre deux coups de reins : « Sur nos monts, quand le soleil… Annonce un brillant réveil… »

S’il peine parfois à s’extraire des carcans inhérents au genre, parsemant son texte de quelques clichés dispensables — un Japonais évoquant un « panda placide », le « joyeux bordel » de l’Asie du Sud-Est — l’auteur tire de son périple antipodal un récit efficace et sincère, serré comme il se doit. Les ambiances sont amenées par touches, presque entre les lignes : on a particulièrement aimé chez le Genevois cette manière de ne pas surjouer l’aventure, de ne pas romantiser à outrance l’expérience : une narration au présent, assez sèche et documentaire, couplée à des phrases courtes permettent d’aller à l’essentiel. Amis du baroque, de la boursoufflure et de l’introspection psycho-baba, abstenez-vous : Les toupies ont le bon goût de ne pas donner dans l’esbroufe, au risque de laisser parfois le lecteur sur sa faim, en attente d’un soupçon de profondeur supplémentaire. De fait, on ne sait pas exactement ce que l’auteur est venu chercher en Extrême-Orient, la quête des traces de Bouvier apparaissant comme un prétexte, voire une figure qu’il s’est imposée, sans que le récit n’y gagne forcément en intérêt. Force est de constater que sous nos latitudes, et sans doute à Genève plus qu’ailleurs, l’exercice du récit de voyage semble toujours devoir, à un moment ou à un autre, renvoyer à Nicolas Bouvier, entre inspiration et allégeance. Il n’est pourtant pas certain que l’œuvre brille d’un éclat plus net, ainsi placée dans l’ombre de si imposantes statues[1].

« Partir, au fond, ne mène nulle part », finit par constater Gagnière : comme toujours, le voyage fascine et déçoit de concert. Au gré des rencontres et des étapes rejointes à pied, entre matinées de surf et nuits de fête dans les bungalows de quelque paradis à cocotiers, se laisse deviner la posture à peine urticante d’un trentenaire occidental sans trop de soucis venu s’encanailler — l’année sabbatique comme dernier mythe d’une adolescence désormais révolue — pour quelques mois d’aventure avant de se lancer, réaliste-résigné, dans l’expédition moins exotique et plus longue de la vie professionnelle. Dans Les toupies, le poète semble toutefois lucide quant à lui-même, ayant la finesse de considérer l’expérience avec distance et hauteur, conscient qu’une poésie qui se prendrait au sérieux s’annulerait aussitôt.

L’ouvrage refermé, on ne sait toujours pas si Guillaume Gagnière est parvenu à se « découvrir lui-même » ailleurs, projet énoncé en quatrième de couverture : tout au plus constate-t-on qu’il retire de sa tentative un texte intelligent, un premier récit publié qui laisse entrevoir de belles suites.

Julien Sansonnens

Les toupies d’Indigo street, Guillaume Gagnière, Ed. d’autre part, mars 2020, 110 pp

[1] Alors que nous rédigeons cette critique, des récits de déboulonnage de statues nous parviennent de partout : qu’il nous soit permis, par ces quelques lignes, d’apporter notre modeste contribution à l’Histoire en marche…

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