Testament du Haut-Rhône, suivi de Les Maquereaux des cimes blanches, de Maurice Chappaz

Les éditions Zoé réunissent en format poche deux textes importants de l’oeuvre de Maurice Chappaz.

Paru en 1953, Testament du Haut-Rhône est une spectaculaire poésie en prose dédiée au Valais des symboles, du ciel et de la terre. En cette moitié du vingtième siècle, l’auteur montagnard assiste aux débuts du tourisme de masse, au développement de nombreuses stations. C’est l’époque des grands travaux: dix ans plus tard, la Grande Dixence sera achevée (Chappaz sera d’ailleurs de l’aventure, travaillant sur le chantier en tant qu’aide-géomètre). Le poète pressent la fin d’un monde. Il s’interroge sur ce que pourrait être l’essence du pays, et en parlant du Valais c’est lui-même qu’il recherche. A presque quarante ans, l’homme parcourt le monde pour mieux aimer sa terre.

Vingt ans plus tard, nous sommes en 1976, un Valais médusé découvre Les Maquereaux des cimes blanches, pamphlet implacable qui portera le Vieux pays à ébullition durant plusieurs mois. En une trentaine de petits textes, poèmes, dialogues et saynètes, Chappaz dénonce, et avec quel plume, la marchandisation de son canton, véritable sacrifice auquel il assiste.

Huit ans après mai 68, dans ce « Valais-Western des années 70 », le recueil est teinté à la fois d’un romantisme révolutionnaire gentiment hippie (Faites la révolution sac au dos, les pieds nus dans une gare, en mendiant avec une musique à bouche […]) et de sérieux idéaux écologistes. En période de haute conjoncture, alors qu’on ne sait pas encore que les trente glorieuses touchent à leur fin, le poète dénonce le bétonnage à tout va – véritable « sodomisation du pays » – la construction de routes (inutiles !), l’abattage de forêts. Partout on nivelle, on rase, on terrasse, et tant pis pour les marrais, les lacs, les édifices anciens ! Étonnante et paradoxale situation que celle de ce Valais si conservateur qui se lance à corps perdu dans la modernité, comme saisi d’une urgence à faire table rase d’un passé rural jugé archaïque, presque honteux. Si la posture de Chappaz est militante, elle s’exprime à travers la magnificence du verbe, l’inventivité du langage, le jeu autour des symboles. Avant d’être politique – qu’ils aillent tous au diable ! – Chappaz est artiste.

Ce court recueil aux accents libertaires n’épargne aucune autorité: Syndics ventrus, hommes d’église ayant trahis (les paroisses devenues stations), députés corrompus, promoteurs sans principes: chacun en prend pour son grade,  tous coupables d’une « haine des fous et des promeneurs », tous coupables de céder au culte du progrès frelaté, d’avoir bétonné la plaine et « tari les sources ». « Je préfère une anémone à un pont sur le Rhône », dira Chappaz, qui perçoit son rôle comme celui d’un grain de sable dans la belle mécanique unanime.

Ici des régiments de cars déversent les forçats du dimanche. Bonheur ? Violence ? Là les rongeurs commencent leur marches-suicides dans les villes-clapiers. Plus personne ne sait ce qu’est la richesse ou ce qu’est la misère. ils chercheront jusqu’à ce qu’ils trouvent une mer où se jeter.

Si Les Maquereaux des cimes blanches reste dans les mémoires, c’est aussi en raison de la polémique qui a suivi sa parution. « Je suis charitable comme le chirurgien qui tranche une jambe gangrenée ou qui extirpe un cancer. Le Valais a sa gangrène et son cancer, c’est Maurice Chappaz » écrira Le Nouvelliste en ce mois de mars 1976. Proche du parti unique au pouvoir, le journal se livrera à une série d’attaques d’une violence inouïe, difficilement imaginables aujourd’hui: « Incohérence, platitude, absence totale d’émotion, antipatriotisme, myopie intellectuelle, calomnie, tels sont les mots qui s’imposent à l’esprit à la lecture du minable pamphlet que Chappaz vient de lancer dans le public. » En pleine période de chasse aux sorcières – la guerre froide se terminera quinze ans plus tard – Chappaz fait face à un véritable procès en haute trahison. Toujours dans Le Nouvelliste, un lecteur écrira: « Aimer son pays, c’est aussi, avec dignité, comme une mère pour les défauts de son enfant, en voiler les déficiences. » C’est tout naturellement, pourrait-on dire, que Chappaz sera assimilé au péril communiste, vieille ficelle toujours efficace dès lors qu’il s’agit de ressouder le peuple autour des vraies valeurs: « Nous sommes très près des steppes de l’Oural et nous avons tous besoin de rester unis ». S’en prenant au passage à la Télévision suisse romande, « si complaisante pour le communisme et contre le NF », la politologue Suzanne Labin, connue pour son ultra-conservatisme (et pour son fameux livre Hippies, drogues et sexe) est appelé en renfort. En avril 76, elle écrira: « Presque seul, le Nouvelliste parle d’une voix nette et haute. il est presque le seul à ne pas se laisser intimider par le terrorisme intellectuel de la pseudo-gauche qui n’a de fonction historique que de paver la route au communisme. » La presse romande quant à elle, très majoritairement, prendra partie pour le poète, de quoi laisser dire au Nouvelliste que Chappaz et sa femme recevraient « des mots d’ordre de leurs amis vaudois ». L’hystérie est à son comble…

« L’affaire Chappaz » finira tout de même par s’éteindre d’elle-même. En 1986, le poète se verra finalement reconnu par l’Etat du Valais, qui lui décernera son prix de consécration.

Maurice Chappaz
Testament du Haut-Rhône, suivi de Les maquereaux des cimes blanches
Ed. Zoé poche, 2016
156 pp.

L’auteur: Maurice Chappaz est un poète et écrivain né à Lausanne le 21 décembre 1916 et mort à Martigny le 15 janvier 2009. Issu d’un milieu bourgeois, il passe son enfance entre Martigny et l’abbaye du Châble, dans le canton du Valais. Il obtient le plus prestigieux des prix helvétiques, le Grand Prix Schiller, ainsi que la bourse Goncourt de la poésie.

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